«Djihad John». REUTERS/SITE Intel Group/Handout via Reuters
L’Etat islamique et ses adeptes ne sont pas
une bande de psychopathes en mal d’exaltation. C'est un groupe religieux
et militaire organisé, disposant de dirigeants compétents avec une
stratégie cohérente au service de la guerre sainte.
La méconnaissance des ressorts de l’Islamisme radical, la sous-estimation de la force du message de Daech et de sa capacité de séduction expliquent notre difficulté à appréhender la menace et la sidération devant l’intensité de la haine et de la détestation dont nous faisons l’objet. «Nous allons conquérir votre Rome, briser vos croix et faire de vos femmes nos esclaves», promettait Abou Muhammad al-Adni, le porte-parole de l’Etat islamique. «Et si nous n’y parvenons pas cette fois, alors nos enfants et nos petits enfants y arriveront et ils vendront vos fils au marché aux esclaves…», ajoutait-il.
Pas une bande de psychopathes
L’Etat islamique et ses adeptes ne sont pas une bande de psychopathes et de «paumés» en mal d’exaltation. On en trouve dans leurs rangs, mais c’est aussi et surtout un groupe religieux et militaire organisé, disposant de dirigeants compétents avec une stratégie cohérente au service de la guerre sainte (djihad). Cette doctrine religieuse minoritaire au sein de l’Islam n’en est pas moins considérée comme légitime par une grande partie de la communauté des croyants sunnites (Oumma). Et là se trouve une partie de la force de l’Etat islamique.La grande majorité des sunnites n’approuve pas les pratiques de Daech, mais pour autant elle ne rejette pas la partie du Coran, celle de Médine, celle prônant la soumission par les armes des infidèles, dont l’Etat islamique revendique la filiation.
Cet article de dix pages intitulé «La zone grise» décrit l’incertitude dans laquelle se trouvent aujourd’hui la plupart des musulmans selon Daech «entre le bien et le mal, le califat et les infidèles… «Le monde est divisé» et le «moment est venu pour un nouvel événement… d’accroître la division et de détruire la zone grise».
C’est exactement l’objectif des attaques du 13 novembres 2015 à Paris et à Saint-Denis. Elles contribuent à faire disparaître la zone grise en augmentant l’antagonisme entre les communautés et elle montre aux jeunes islamistes qu’avec des moyens finalement assez limités, des kalachnikovs et des ceintures d’explosifs, ils peuvent semer le chaos et le faire savoir au monde entier.
Guerre de religion et califat
Contrairement au discours officiel tenu à Paris comme à Washington, l’Etat islamique est vraiment islamique. Les musulmans qui expliquent que Daech n’a rien à voir avec l’Islam sont «vraiment mal-à-l'aise, politiquement corrects et ont une vision à l’eau de rose de leur propre religion qui passe sous silence ce qu’elle exige historiquement et légalement» explique Bernard Haykel de l’Université de Princeton, l’un des plus grands experts de l’Islam radical.
Daech est une armée qui mène, car telle est sa vocation, une guerre de religion
La résurrection d’une entité politique gouvernée par la loi et la tradition islamique est une aspiration puissante, même auprès des musulmans qui rejettent les islamistes. Le califat est le symbole d’une civilisation longtemps dominatrice qui a connu un des déclins les plus rapides de l’histoire humaine. Le souvenir de ce qu’était la puissance arabo-musulmane et le constat de ce qu’elle est aujourd’hui sont une source permanente de colère et d’humiliation.
Apocalyptique et nihiliste
Et la tentation politique de l'Islam est permanente. Le prophète Mohammed était tout à la fois un théologien, un prophète, un chef d’Etat, un chef de guerre, un prêcheur et un marchand. Même le Président égyptien Abdel Fattah al-Sissi, adversaire acharné des islamistes, expliquait dans sa thèse écrite au collège de guerre américain, que «la démocratie ne peut pas se comprendre au Moyen-Orient sans comprendre le concept de l’Etat idéal du califat…».Le califat, Daech le construit en purifiant le monde en tuant les mécréants et les apostats, la doctrine du Takfirisme. L’Etat islamique est transnational et porteur d’un idéal sans concession et sans compromis sur ce qu’est l’Islam «authentique», sur les relations entre le sacré et le profane, sur la primauté du religieux sur le politique. Une explication du tout, un totalitarisme au sens propre. Cette idéologie a pris depuis plusieurs années une autre force et une autre résonnance en associant le mal-être, le sentiment d’aliénation et le besoin d’idéal des nouvelles générations avec les formes modernes de communication et de mobilisation.
La dimension apocalyptique et nihiliste de Daech ajoute à la fascination qu’il exerce. L’Etat islamique considère qu’il ne peut tout simplement pas être vaincu. «Etre tué est une victoire. Vous combattez un peuple qui ne peut connaître la défaite. Il remporte la victoire ou il est tué», affirme Abou Muhammad al-Adni. Les combattants de Daech ne se sacrifient pas seulement par conviction religieuse: ils ont le culte de cette mort en martyr, car ils iront directement au paradis. Et ils y croient.
Sentiment d'appartenance
Il existe de nombreuses questions sur le rôle joué sciemment dans l’ascension de Daech par Bachar el-Assad et ses alliés chiites iraniens et du hezbollah libanais. Il y en a d’autres sur les liens de l’Etat islamique avec le parti Baath et l’ancienne armée irakienne, sur le fait qu’il soit vraiment un Etat ou pas, qu’il compte 30 000 ou 100 000 combattants et sur le soutien populaire dont il bénéficie parfois. Toutes ces questions sont légitimes et importantes, mais elles ne définissent pas la nature de Daech et encore moins ce qui fait sa force.Cette dernière tient au fait qu’il apporte une réponse séduisante et facile au malaise identitaire et à l’humiliation ressentie dans le monde arabo-musulman face à la victoire culturelle écrasante de l’occident et des infidèles, face à une modernité et une mondialisation qui le marginalise toujours plus. Daech donne les moyens de reprendre le pouvoir et de se venger d’un monde de «mécréants hostiles». Cette réponse fait appel en même temps au ressentiment, à la foi, à la promesse de gloire et au sentiment d’appartenance, la solidarité de groupe, l’asabiyya. Le grand historien arabe Ibn Khaldun l’a identifié il y a 600 ans comme la clé de la cohésion des sociétés.
Et le moins qu’on puisse dire, c’est que les adversaires de Daech n’ont pas cette cohésion ni même cette clarté dans leurs objectifs. Les ennemis déclarés de l’Etat islamique comprennent aujourd’hui la quasi-totalité des grandes puissances et officiellement tous les Etats du Moyen-Orient. Daech fait ainsi la guerre à la quasi-totalité du monde et pour le moment est loin de l’avoir perdue. Il doit bien avoir une raison autre que le simple rapport de force militaire.
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